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Le livre en noir
18 mars 2006

Cannibale

Les camions de l'élevage arrivèrent vers quatre heures du matin au pont de déchargement de l'usine Drantino : la viande qu'il vous faut. Dans l'air frais de l'aube bleutée, on entendait le bétail gémir et cogner contre les parois des remorques à coups de poings.

Une fois les portes des remorques ouvertes, le bétail fut conduit à l'intérieur de l'abattoir où une escouade d'équarisseurs les tuèrent. C'était rapide et propre : une décharge électrique en pleine tête. Chaque bête tuée était placée sur un tapis roulant l'emmenant dans les profondeurs de l'usine, et immédiatement remplacée par une autre bête. L'élevage était bon cette année et il fallut une bonne heure pour abattre tout le cheptel. De belles bêtes, bien grasses, élevées en plein air et nourries avec les meilleures farines. Pas de ces bêtes élevées en batterie qui n'avaient pas de place pour s'ébattre et se reproduire correctement.

Au bout du tapis roulant, on déshabillait les corps et on brûlait les poils et les cheveux, avant de retirer d'un bon coup de tronçonneuse tout ce qui n'était pas utile : les pieds et les mains, trop pleins d'os, les sexes des mâles, finalement trop petits, et les têtes aussi, car les consommateurs détestaient ça. Rien ne devait se perdre, aussi tout ces déchets étaient envoyés aux fours crématoires où ils seraient transformés en farines revendues aux éleveurs.

Dans la salle suivante, les bouchers tout de blanc vétus éventraient les bêtes pour en retirer les coeurs, les foies et les reins, puis de gros tuyaux aspirateurs avalaient toutes les viscères tremblotantes. Il fallait ensuite retourner le corps sur le ventre, découper les bords de l'anus au couteau, puis retirer la peau. Celle-çi serait vendue à des usines de traitement du cuir, mais l'an prochain, il était prévu d'en faire des grattons, comme avec la peau des canards, et des rouleaux de couenne. Certaines industries d'outre-Rhin, fortes de leur expérience acquise durant la guerre, en achetaient parfois de grandes quantités pour en faire du savon.

Après un passage sous des jets d'eau pour faire partir le sang et les excréments échappés des entrailles, les carcasses étaient envoyées dans la salle de découpe, où d'autres bouchers les faisaient passer et repasser sur de grandes scies circulaires. Le bruit des os sciés était assourdissant, sifflant, et malgré l'aération, l'odeur du sang était entétante. Des rigoles étaient creusées dans les tables pour le recueillir et le faire couler dans de grandes bassines en inox. On en ferait le meilleur boudin qui soit.

Quand tout les membres étaient séparés du tronc et tranchés au genoux et au coudes, il fallait encore scier la carcasse en quatre : cage thoracique, reins, épaules. Et puis tout cela était envoyé dans la salle suivante pour un découpage plus fin. Des ouvriers armés de longs couteaux et de gants en cottes de maille découpaient avec dextérité toute cette viande, enlevaient les plus gros nerfs et les veines, séparaient les côtelettes, tranchaient les cuisses charnues et les gros bras pour en retirer steaks et rôtis, bavettes et tournedos. Après cela, il n'était plus possible de distinguer ces pièces de chair de morceaux de boeuf ou de porc. Les pièces de basse qualité étaient hachés pour en faire des steaks surgelés ou de la chair à saucisse. Pendant ce temps, ailleurs, les intestins étaient lavés plusieurs fois, coupés en lamelle, relavés, et cuisinés en tripes à la mode de Caen. Les meilleures, car le mot d'ordre de la boucherie-charcuterie industrielle Drantino était : Qualité certifiée.

Il ne restait plus qu'à emballer la viande sous cellophane, la peser, l'étiquetter, y apposer les sceaux des services vétérinaires. Au bout de la chaîne, on chargeait des camions frigorifiques qui partiraient distribuer la marchandise dans tous les supermarchés du pays, tandis que de l'autre coté de l'usine, de nouveaux camions arrivaient, plein de nouveau bétail à dépecer. Organisation sans faille. Aucun temps perdu. Le commerce de la viande.

Madame Germaine appela son mari qui s'attardait au rayon des conserves.
    - Regarde René ! Y'a des promotions sur la Drantino !
    - Ben prends-en, c'est la meilleure viande que j'ai jamais mangé. Je me demande d'où ils sortent des bêtes aussi bonnes...

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